26 septembre 2015

L'enseignement s'est-il démocratisé ?, Entretien avec Antoine Prost (1999)

L'enseignement s'est-il démocratisé ?

Dès le début du siècle, des responsables politiques dénoncent le conservatisme de l'école qui reproduit les inégalités sociales. Le mot d'ordre de « démocratisation » est lancé. Il ne prendra pleinement sens que dans les années 1960. Paradoxe cruel : la démocratisation était peut-être plus efficace après la Seconde Guerre mondiale, alors qu'elle n'était pas encore à l'ordre du jour !


L'Histoire : L'école de Jules Ferry était laïque, gratuite et obligatoire. Mais était-elle démocratique ?

Antoine Prost : Oui, dans la mesure où elle visait le respect mutuel, l'égalité de dignité, fondée sur la qualité de citoyen, d'homme libre et pensant - non l'égalité des conditions. Ce qui était insupportable pour les républicains, c'est que les gens qui avaient de l'instruction ou de la fortune se croient de ce seul fait autorisés à mépriser ceux qui en avaient moins ou pas.

Mais l'école primaire républicaine n'avait pas pour fonction de modifier la position sociale de ceux qu'elle instruisait ni de transformer la structure de la société. Elle jugeait tout à fait normal que les enfants de paysans deviennent paysans, ceux d'ouvriers ouvriers et ainsi de suite. Pour les républicains de la génération de Ferry, il n'était pas question de démocratisation.



L'H. : A quel moment apparaît alors cette exigence de démocratisation au sens où nous l'entendons c'est-à-dire d'égalité des chances que devrait distribuer l'école ?

A. P. : La correspondance entre la structure sociale et le système éducatif commence à être dénoncée au début du XXe siècle. Un des collaborateurs de Ferry, Ferdinand Buisson, ancien directeur de l'Instruction primaire au ministère, constatant que la société est divisée en deux classes « ceux qui possèdent sans travailler et ceux qui travaillent sans posséder » , déplore que l'école perpétue une telle division fondée sur la fortune et non sur le talent, la capacité, l'aptitude au travail, le mérite ou la valeur propre des individus. Les bourses ne sont guère, selon lui, que des « exceptions consolantes » .

C'est dans ce cadre qu'apparaît le terme « démocratisation » , en 1919. Entendons-nous bien : il s'agit d'une démocratisation de la sélection. Non pas d'égalité sociale mais de justice : faire en sorte que l'accès à l'enseignement secondaire et aux filières nobles soit fondé sur le mérite et le talent, quelle que soit l'origine sociale, et non sur la naissance et la fortune. Assurer, en effet, ce que l'on appelle l'égalité des chances.



L'H. : Quels moyens imagine-t-on, au début du siècle, pour mettre en oeuvre cette démocratisation ?

A. P. : Le premier, Ferdinand Buisson, dans un projet de loi de 1910, proposait de réorganiser le système d'enseignement en cycles successifs. Il imaginait une structure à trois niveaux superposés dont le premier, celui des écoles, brasserait les élèves de tous les milieux, mettant fin à la distinction plus sociale que pédagogique entre petites classes des lycées et écoles primaires.

C'est déjà la grande idée de l'école unique, qui cheminera tout au long du XXe siècle avant de se réaliser dans les trente dernières années. Le thème passe au premier plan dans l'entre-deux-guerres. S'y adjoindra l'idée de l'orientation effectuée selon le mérite scolaire. Ces principes inspirent le projet de réforme de Jean Zay en 1937, la commission Langevin-Wallon en 1944-1947, comme les réformes du début de la Ve République.



L'H. : Ce que l'on appelle la « méritocratie républicaine » n'appartient donc pas à l'idéologie des fondateurs de la génération de Ferry ?

A. P. : Non, sauf sous la forme exceptionnelle des boursiers. C'est une idée plus tardive, qui repose, pour le combattre, sur le constat que l'école reproduit les inégalités sociales. Et qui trouve des arguments chiffrés au début des années 1960.

C'est alors que des sociologues, notamment ceux de l'INED et de la revue Population , prouvent, statistiques à l'appui, que l'entrée en sixième dépend bien plus de l'origine sociale des élèves que de leur mérite scolaire : à réussite scolaire jugée également excellente par les instituteurs, 89 % des enfants de cadres supérieurs vont en sixième de lycée alors que seulement 42 % des enfants d'ouvriers y entrent. Tandis qu'avec une réussite jugée seulement bonne, les pourcentages respectifs des uns et des autres sont de 79 % et 27 %. Quand les résultats sont médiocres, la moitié des enfants de cadres supérieurs, poussés par leurs parents, entrent au lycée, alors que presque aucun enfant d'ouvrier n'y parvient 52 % et 2 %.



L'H. : Les grandes réformes destinées à mettre en place le « collège unique », entre 1959 et 1975, devaient remédier à ces inégalités ?

A. P. : De 1945 à 1959, trois filières coexistaient, les lycées avec un premier et un second cycle, de la sixième à la terminale, les cours complémentaires un enseignement primaire supérieur, de la sixième à la troisième et les centres d'apprentissage trois années après la fin de l'école primaire. Ce système paraissait très conservateur. Même s'il existait des passerelles entre les cours complémentaires et le lycée, et bien que le lycée soit devenu gratuit en 1930, cette dualité d'établissements héritée du XIXe siècle continuait de correspondre, pour une large part, aux clivages sociaux qui séparaient la bourgeoisie des classes populaires.

Le collège unique est mis en place progressivement, sur quinze ans. En 1959 est créé un cycle d'observation de deux ans, commun à tous les élèves : sixième, cinquième. Parallèlement, le ministre Jean Berthoin rend la scolarité obligatoire jusqu'à seize ans. Les effectifs du premier cycle progressent massivement. Dans les cours complémentaires publics, rebaptisés collèges d'enseignement général CEG, le nombre d'élèves passe de 474 500 en 1959-1960 à 789 300, en 1963-1964. Dans le premier cycle des lycées et CES, il passe, entre les mêmes dates, de 548 100 à 641 800.

En 1963, la réforme est étendue à l'ensemble du premier cycle, dont les classes sont regroupées pour devenir des établissements autonomes, l'orientation décisive intervenant en fin de troisième. Les lycées allaient perdre progressivement leurs premiers cycles : le collège d'enseignement secondaire CES est mis en place en 1963 et se généralise entre 1965 et 1975. La différence entre collèges d'enseignement général et collèges d'enseignement secondaire se réduit progressivement.

La réforme Haby loi du 11 juillet 1975, qui entre en application en 1977, marque l'achèvement de l'évolution vers le collège unique. Sur le plan administratif, il n'existe qu'un seul type de collège. En son sein, les sections sont théoriquement « indifférenciées ». La première vague de croissance des effectifs se calme. Tous les élèves passent désormais par le collège qui les oriente de manière autoritaire.

Cette vaste réforme s'est accompagnée de créations d'établissements : entre 1965 et 1975, 2 354 collèges ont été construits, soit un par jour ouvrable pendant dix ans ! Un énorme remue-ménage a remodelé la carte scolaire. Phénomène que l'on ne distingue pas très bien à Paris parce que les structures scolaires ont résisté à ce bouleversement, les grands lycées parisiens comme Henri-IV ou Janson de Sailly conservant souvent en leur sein un collège.



L'H. : Vous parliez d'orientation effectuée de manière autoritaire. Est-ce que cela s'est fait, en général, à bon escient et dans l'intérêt des élèves ?

A. P. : L'orientation qui est mise en oeuvre à partir de 1963 est codifiée de manière rigide en 1973, avec l'arrivée des grandes vagues liées à la massification. En principe, elle doit affecter les élèves au mieux de leurs compétences, de leurs goûts et de leurs résultats. Dans les faits, ce sera une procédure bureaucratique de gestion des flux d'élèves.

Les différentes sections n'ayant pas les mêmes débouchés, une hiérarchie se forme entre elles, bien connue des familles comme des élèves qui demandent à être affectés dans les plus prestigieuses. Et la sélection se renforce. A la fin des années 1970, 78 % des élèves de troisième demandent à entrer en seconde et 60 % y parviennent. Plus de 20 % de candidats à la seconde restent donc sur la touche.

La peur d'être « orienté » devient partie du quotidien de nombreux élèves. On a vu apparaître des phénomènes tout à fait significatifs de la sélection qui se joue au collège : par exemple l'augmentation des taux de redoublement en troisième de 9,3 % à 21,4 % entre 1961-1962 et 1982-1983 et en cinquième de 9 % à 14,5 % entre les mêmes dates, les élèves qui n'avaient pas le niveau pour accéder à la filière souhaitée espérant ainsi y parvenir l'année suivante. Ce en quoi ils se trompaient : le fait d'avoir redoublé est devenu une « contre-indication » pour l'accès aux filières « nobles ».



L'H. : C'est un tournant en ce qui concerne les relations des familles avec l'école. La décision du cursus scolaire de leurs enfants leur échappe désormais...

A. P. : Autrefois, en effet, c'étaient les parents qui choisissaient les études de leur enfant. Les instituteurs étaient demandeurs : il leur fallait convaincre les parents d'envoyer l'enfant au lycée. Aujourd'hui, ce sont les professeurs de lycée et de collège qui mènent le jeu en ce domaine et décident, négativement, à la place des parents.

Le fait que l'école soit devenue la gestionnaire des affectations scolaires est une vraie révolution. Elle n'a cessé de revendiquer plus de responsabilités et de réduire celles des familles. C'est un effet pervers de la réforme, un dommage « collatéral », si l'on peut dire : l'école s'est substituée aux familles dans la décision d'orientation.



L'H. : Quel est le bilan de ces quinze années de réformes ? L'égalité des chances est-elle mieux assurée aujourd'hui qu'elle ne l'était dans les années 1960 ?

A. P. : Pour l'essentiel, l'inégalité des classes sociales devant l'école a subsisté. Et la réforme a transformé en mérite ou en incapacité personnelle ce qu'on aurait autrefois imputé aux hasards de la naissance, aux pesanteurs sociales. Les réformateurs étaient profondément convaincus qu'il fallait orienter selon le mérite scolaire et que le système deviendrait plus juste. Ils avaient totalement sous-estimé l'influence du milieu familial sur le niveau scolaire.

Malgré la démocratisation de la sélection, les enfants des milieux populaires ont continué d'être relégués dans les « mauvaises » filières : enseignement court, enseignement technique qui s'est trouvé dévalorisé du fait de son intégration dans le grand brassage de l'orientation. Les enfants d'ouvriers et d'employés sont devenus l'exception dans les classes de terminale S. Pour ne pas parler de l'ENA ou de Polytechnique, où cela fait très longtemps qu'on n'en a pas vu arriver un. Il y a eu un mouvement de régression.



L'H. : Finalement, la démocratisation avait progressé, sans qu'on s'en rende compte, tant qu'elle n'avait pas été affichée comme un objectif et son « officialisation » lui a donné un coup d'arrêt ?

A. P. : C'est en effet un paradoxe, terrible pour les réformateurs dont j'ai fait partie. Dans l'agglomération d'Orléans, où j'ai fait une enquête à partir des fichiers d'élèves des lycées de 1945 à 1980, la progression de la part des enfants d'ouvriers dans le second cycle de l'enseignement secondaire est très sensible jusqu'au milieu des années 1960. Pour les quatre lycées d'Orléans, leur part dans les classes de seconde passe de 8,7 % en 1947-1949 à 15,5 % en 1952-1954 et à 21,5 % en 1962-1964. Aux mêmes dates, leur part dans les classes de terminale est de 7,4 %, 10,1 % et 16,3 %. Elle culmine à 18,6 % en 1967-1968. Puis elle diminue régulièrement.

Même si la proportion d'ouvriers dans la population active a diminué, cela ne suffit pas à rendre compte de cette baisse. D'où je déduis en effet qu'il y a eu démocratisation avant les réformes qui ont eu pour objectif de la réaliser. Et que celles-ci l'ont au contraire freinée.



L'H. : Les réformateurs n'avaient pas mesuré la progression des années 1950 ? Ou bien la jugeaient-ils insuffisante ?

A. P. : Ils ne l'avaient pas repérée. Au début des années 1960, l'attention des observateurs restait fixée sur le niveau d'entrée en sixième, où la part d'enfants d'ouvriers était bien moindre. Mais l'essentiel n'était pas là. En réalité, depuis la guerre, s'étaient développés, à côté des lycées dont la population augmentait, et augmentait plus vite que ces derniers, les cours complémentaires que nous avons déjà évoqués.

Ces classes d'enseignement primaire supérieur avaient un programme identique à celui des classes de premier cycle des lycées de la sixième à la troisième. Elles étaient installées dans des écoles primaires par les inspecteurs d'académie et non en vertu d'une décision ministérielle comme les classes de lycée. De manière très décentralisée et très souple donc, en réponse à la demande. Il suffisait de charger un peu les classes de l'école primaire pour libérer un poste, éventuellement une salle, ou de faire prêter un local par la mairie. Et, sur simple décision de l'inspecteur d'académie, à la rentrée suivante, l'instituteur ouvrait un cours complémentaire. Cet homme, qui lui-même n'avait souvent pas son bac, enseignait à la fois le français, l'histoire et la géographie, les mathématiques, les sciences naturelles et les langues vivantes à une quinzaine d'élèves.

Au total, les sixièmes des cours complémentaires étaient beaucoup plus démocratiques que celles des lycées et collèges : en 1958-1959, alors que les enfants d'ouvriers représentaient 19,4 % des élèves de sixième de lycée, ils étaient 36,7 % dans les cours complémentaires - avant guerre, les enfants d'ouvriers étaient moins de 3 % en sixième.

Le succès de telles classes, qui restaient proches des familles, a été très grand. Elles ont connu une croissance rapide dans les années 1950 : les cours complémentaires accueillaient 152 800 élèves en 1945-1946, ils en comptent 474 500 en 1959-1960, c'est-à-dire plus que les classes de premier cycle des lycées qui ont progressé moins vite 206 600 et 458 500 élèves aux mêmes dates1. Les instituteurs connaissaient les enfants, leurs parents et savaient les faire travailler. C'était une filière peu visible et un peu méprisée par les professeurs du secondaire. Pensez donc, des instituteurs qui ne connaissaient pas le latin !

Évidemment, leurs élèves avaient de gros handicaps. Ils maîtrisaient mal les langues vivantes et ne connaissaient pas les langues anciennes. Mais il existait à l'époque une section moderne au lycée, qui permettait de les accueillir : la section M' où les sciences naturelles remplaçaient la seconde langue vivante.



L'H. : Ce que vous nous dites, c'est que le primaire supérieur favorisait mieux la mobilité sociale que le collège unique ?

A. P. : La démocratisation était en marche. Selon un mécanisme bien connu des enseignants et des proviseurs de lycée qui se félicitaient de retrouver les meilleurs élèves des cours complémentaires en seconde.

Les instituteurs se battaient avec leurs élèves pour les faire réussir parce que la réussite des élèves était aussi la leur et qu'ils jouaient leur réputation. Ils étaient loin de conduire tous leurs élèves en seconde. Mais, au total, ils en conduisaient plus que la « distillation fractionnée », mise en oeuvre dans le cadre du collège unique, n'y parviendra par la suite.

Après la réforme du collège unique, on a eu des professeurs frappés par la massification qui se sont battus contre les élèves pour les sélectionner, pour défendre le niveau qui était aussi une part de leur identité. Le bon professeur était celui qui était sévère et empêchait de passer dans la classe supérieure. C'est un renversement de philosophie pédagogique. De telles attitudes sont aussi un mode de construction de l'échec.

Le collège unique a substitué à une élimination préalable qui se faisait en dehors du système scolaire, une élimination progressive sous sa propre responsabilité. Mais alors qu'auparavant l'élimination pouvait être réparée par la concurrence du primaire supérieur et du secondaire et qu'il existait une passerelle en fin de troisième, l'orientation contraignante a rendu l'élimination irrémédiable. Au milieu des années 1980, tous les enfants d'ouvriers entrent en sixième, mais le nombre de ceux qui passent en seconde d'enseignement général n'augmente plus.



L'H. : Face à ce constat d'échec, on a imaginé, au début des années 1980, de créer des « zones d'éducation prioritaire ». Qu'est-ce que ce terme recouvre, exactement, et qu'espérait-on de cette innovation ?

A. P. : Commence à apparaître à la fin des années 1970 la théorie du « handicap socioculturel » . Le regard se porte sur le soutien direct ou indirect que les enfants trouvent ou non dans leur milieu familial, sur les stimulations qu'ils y reçoivent. Il est très difficile d'abolir les inégalités d'origine familiale. Ce n'est pas seulement une question de maîtrise des codes linguistiques ou d'héritage culturel. Le psychologue Jacques Lautrey met en évidence le rôle déterminant des attitudes éducatives des parents dans le développement de l'intelligence opératoire des enfants à un âge où ils ne parlent pas. Attitudes éducatives qui donnent un avantage sensible aux enfants des classes sociales les plus favorisées2.

Dès lors, démocratiser la sélection ne suffit plus, puisque sélectionner sur le mérite scolaire, c'est retrouver les inégalités sociales que l'on cherchait à dépasser. Par surcroît, le mouvement de Mai-68 a cristallisé le rejet de toute sélection. S'impose alors l'idée de lutter contre l'échec scolaire. Il faut compenser le « handicap » par des remèdes divers, comme les cours de soutien. La politique des zones d'éducation prioritaire ZEP, auxquelles on affecte des moyens spécifiques supplémentaires, s'inscrit dans cette perspective. Et on passe de la lutte contre l'échec scolaire au projet de « l'école de la réussite ».

Résumons en quelques mots l'évolution de la philosophie des réformateurs de l'école au XXe siècle. Avant 1914, l'école républicaine est étrangère à l'idée même de démocratisation. L'exigence de démocratisation de la sélection émerge un peu avant 1914, monte en puissance dans l'entre-deux-guerres et éclôt pleinement dans les années 1960. L'idée de démocratisation de la réussite date d'une vingtaine d'années. C'est l'utopie dans laquelle nous vivons.



L'H. : Vous dressez un constat sévère des effets pervers du collège unique. Il n'y a vraiment rien que l'on puisse porter à son crédit ?

A. P. : A mon sens, la démocratisation « qualitative », celle qui serait imputable aux réformes des structures de l'école, est un échec. Mais il y a une démocratisation « démographique » ou « quantitative » qui a réussi : c'est en amenant de plus en plus d'enfants au collège et au lycée que l'on a démocratisé. Quand les effectifs du système scolaire augmentent massivement à un niveau donné, on constate une amélioration de la représentation des groupes sociaux qui jusque-là n'avaient pas accès à ce niveau. De ce point de vue, massification et démocratisation sont liées.

Les deux grandes phases de croissance des effectifs scolaires ont correspondu à deux phases de démocratisation, les années 1960 avec les enfants du baby-boom , puis les années 1985-1995. Mais il s'agit là de démocratisation « quantitative ».

Reste à inventer une démocratisation qualitative, c'est-à-dire une véritable égalité des chances pour les enfants issus de milieux défavorisés, qui passe par leur réussite scolaire malgré les pesanteurs sociologiques.



L'H. : Amener 80 % d'une classe d'âge au niveau du bac était-ce une « utopie », un slogan démagogique ?

A. P. : Amener 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat en l'an 2000, cet objectif a été annoncé en mai 1985 par Laurent Fabius et son ministre Jean-Pierre Chevènement. Il y a d'ailleurs eu un consensus autour de cet objectif. C'est l'époque où une publicité vendait des voitures japonaises en avançant qu'elles étaient fabriquées par des bacheliers ! Il fallait relever massivement le niveau de qualification de la main-d'oeuvre. C'est pourquoi l'objectif des 80 % est indissociable de la création du bac professionnel. En quatre ans 1985-1989, 320 000 élèves de plus ont afflué dans les lycées. C'est un tournant majeur qui a conduit à une nouvelle explosion scolaire et à une relance de la démocratisation.

Pour les enseignants de lycées professionnels, la mesure fut extraordinairement positive : mis en concurrence, ils se sont battus avec leurs élèves, pour les faire réussir, comme l'avaient fait quelques années plus tôt les instituteurs des cours complémentaires.

Aujourd'hui, près des deux tiers d'une classe d'âge obtiennent le baccalauréat, mais 16 % sont des baccalauréats professionnels. Ce qui ne signifie pas forcément un diplôme « au rabais ».



L'H. : Quelles doivent être aujourd'hui, selon vous, les ambitions de l'école ?

A. P. : Elle doit apprendre aux enfants à travailler. Ce qui compte, c'est d'acquérir des savoirs et des savoir-faire. Pour la formation intellectuelle, et plus largement pour l'apprentissage de la rigueur, la chose funeste entre toutes est l'à-peu-près. Apprenez ce que vous voulez, mais apprenez-le vraiment. Le travail scolaire est à la fois formation de l'intelligence, construction de soi, et apprentissage de son utilité sociale.



L'H. : Les programmes sont-ils adaptés à un public de masse ?

A. P. : Il est certain que les contenus n'ont pas été pensés en fonction de la démocratisation. A certains égards, ils ont même été pensés contre la démocratisation. Et les adaptations qui visaient à une sélection plus « juste » ont manqué leur objectif. Je pense au cas le plus emblématique, celui des mathématiques modernes, conçues comme instrument de démocratisation par leurs promoteurs.

On pensait dans les années 1970 que la sélection serait plus juste si elle ne se faisait pas sur des matières littéraires, pour lesquelles le vocabulaire, la culture héritée jouent un rôle décisif. On s'est laissé embarquer dans un formalisme tel qu'il a fallu en rabattre. Et cela n'a pas vraiment changé les conditions de sélection.

On a parfois accordé trop d'importance aux réformes de contenus. Je les considère, pour ma part, avec un certain scepticisme, peut-être excessif d'ailleurs. J'attache plus d'importance au travail de l'élève, à son soin, à sa précision, à sa rigueur, à sa « finition », qu'aux sujets sur lesquels il porte, parce que c'est là que se joue la formation intellectuelle, et en un sens morale, des générations à venir.

Si les élèves ne travaillent pas, et ne travaillent pas bien, intelligemment et efficacement, ils conserveront de l'école seulement le souvenir d'y avoir entendu des gens qui savaient, mais ils ne sauront rien ; pire, ils trouveront normale la médiocrité, l'absence d'exigence. En prime, ils accepteront comme légitimes et naturels les on-dit, les à-peu-près, les idées reçues, voire les idées folles. Voyez la prospérité du charlatanisme. De toute façon, changez les programmes comme vous voulez : les professeurs n'enseignent jamais que ce qu'ils peuvent.



L'H. : Comment lutter contre l'échec scolaire ?

A. P. : Comment définissez-vous l'échec scolaire ? Pris globalement, par grandes masses, l'échec scolaire est celui des élèves qui sortent de l'école sans qualification aucune. En ce sens, l'échec scolaire diminue : aujourd'hui, 70 000 jeunes environ sortent du système scolaire sans qualification, contre 120 000 en 1985.

Si l'on prend les élèves individuellement, la question est beaucoup plus compliquée. Il faut distinguer le succès et le progrès. Le succès, c'est de passer dans la classe supérieure et de réussir l'examen. Or dans la culture française, très différente par exemple de la culture américaine, si tout le monde passe dans la classe supérieure, beaucoup pensent que les professeurs sont laxistes, et si tout le monde réussit, c'est que l'examen ne vaut rien. Dans notre culture, il faut que certains échouent pour que la qualité des autres soit reconnue.

L'école, en ce sens, ne lutte pas contre l'échec scolaire, elle le produit, dans des proportions variables. Le progrès des élèves, c'est différent : l'élève qui échoue peut cependant avoir progressé, et les élèves qui réussissent n'ont pas toujours beaucoup progressé, par exemple si la classe était « faible ».

Qu'est-ce qui fait que les élèves progressent ? D'abord la qualité des professeurs et leurs méthodes, qu'on peut améliorer. Ensuite la composition des classes : contrairement à une idée reçue, il est établi que les élèves, « bons » comme « mauvais », progressent davantage dans des classes hétérogènes que dans des classes constituées seulement de « bons » ou de « mauvais ».

Enfin, et surtout, le fait qu'on travaille, et dans cette perspective la « discipline » prend aujourd'hui une importance décisive. Quand on ne peut pas faire tenir tranquille les élèves, qu'ils refusent de faire attention, de travailler, et même de laisser les autres travailler, l'efficacité de l'école devient problématique. Instaurer un minimum de discipline et d'adhésion aux objectifs de l'école, voilà le vrai problème de cette fin de siècle. Ce à quoi s'emploient des professeurs et des instituteurs, avec générosité et énergie.

Et d'énergie, ils ont besoin, croyez-moi. C'est pourquoi je suis moins scandalisé que beaucoup de commentateurs par le fait qu'on affecte des débutants dans des classes difficiles. Il faut une énergie encore entière, de la passion, de la chaleur, l'envie de se battre, pour entraîner les élèves et les faire travailler. L'enthousiasme des néophytes est plus efficace, ici, que l'expérience des professeurs « chevronnés », dont certains se contenteraient d'administrer le désordre ambiant.



L'H. : L'école est-elle aujourd'hui très éloignée des préoccupations des jeunes ?

A. P. : A l'évidence. Pour une part du fait de ses contenus, pour une part du fait de l'origine sociale des professeurs. Ceux-ci ne vivent pas dans les quartiers difficiles où ils enseignent, ils ne sont pas issus des mêmes milieux que leurs élèves, puisque globalement le niveau social du corps enseignant n'a cessé d'augmenter. Or si vous ne parlez pas le verlan, il y a un certain nombre de choses que vous ne pourrez pas expliquer dans les classes.

La IIIe République a utilisé des instituteurs bretons et basques pour scolariser les enfants de Bretagne et du pays Basque. L'école a aujourd'hui besoin d'instituteurs et de jeunes professeurs issus eux-mêmes des quartiers difficiles et de l'immigration.

Propos recueillis par Séverine Nikel.

Par Antoine Prost