La démocratisation de l'école

« La démocratisation de l'enseignement histoire d'une notion »
Antoine PROST.
Extrait Education, sociétés et politiques, Seuil, 1992

On doit à la sociologue Viviane Isambert-Jamati d'avoir attiré l'attention sur l'histoire de cette « notion incertaine »1, mais la piste n'a guère été exploitée depuis par les historiens. Ceux-ci continuent à utiliser le terme sans prêter une suffisante attention à ses changements de signification. On voudrait poser ici les premiers jalons d'une histoire du concept de démocratisation de l'enseignement dont la prospérité durable s'explique précisément par la polysémie évolutive.




L'époque Ferry

Démocratisation n'appartient pas au vocabulaire des fondateurs de l'école républicaine. Je ne l'ai pas rencontré sous la plume de Ferry, de Bert ou, avant 1900, de Buisson. C'est que leur objectif n'était nullement de remédier à l'inégalité sociale; pour eux, la diffusion de l'instruction n'avait pas pour but la promotion des individus. Aussi s'accommodent-ils fort bien d'un dualisme qui exclut toute passerelle entre l'école du peuple et le secondaire.
L'école primaire républicaine affiche donc la volonté de ne pas modifier la position sociale de ceux qu'elle instruit : les petits paysans doivent devenir paysans à leur tour et les petits ouvriers ouvriers. Les deux enfants du Tour de la France, malgré leurs bonnes notes, deviennent ouvriers. La Morale à l'école, du recteur Payot, bien que plus tardif, associe l'envie à la paresse et exclut toute analyse sociale des injustices ; intransigeant sur les questions de dignité, il prescrit de lutter courageusement contre l'ignorance, la misère, l'injustice, mais sa perspective reste strictement individuelle : « Un apprenti ne doit pas se laisser traiter grossièrement par les ouvriers, un domestique par ses patrons [...].
Vous ne devez jamais vous laisser exploiter ni maltraiter2 . » Le livre souligne les progrès réalisés par la civilisation dans la condition de chacun et suggère de l'améliorer par le travail, l'épargne et les vertus domestiques. L'idée même d'inégalités sociales est absente.
C'est que le combat des républicains est autre. Leur idéologie est bien émancipatrice : l'école, pour eux, est vraiment libératrice, mais en un sens qui n'a rien à voir avec les injustices sociales. Elle instaure une nouvelle humanité. Sa mission est de former des individus capables de penser par eux-mêmes et de se déterminer de façon autonome, pour fonder une société « moderne », affranchie de l'ignorance et des liens serviles de dépendance, c'est-à-dire une société de citoyens égaux en droits et en dignité, bref une République. Aussi est-il nécessaire que tous les enfants soient correctement instruits : avec la gratuité, l'obligation et la laïcité, les républicains poursuivent ce que l'on pourrait appeler, mais qu'ils n'appellent pas, une démocratisation civique de la fréquentation scolaire.
Dans ce contexte, deux problèmes ne se posent pas. Celui de la sélection tout d'abord : les deux enseignements, secondaire et primaire, correspondent à deux clientèles distinctes et débouchent sur des destins sociaux inégaux ; on le sait, mais on le trouve naturel. C'est dans l'ordre des choses, ou plutôt de la société, et il n'y a pas lieu d'y toucher. Les bourses existent, qui doivent permettre aux enfants d'origine populaire les plus doués de faire des études plus poussées 3. Les réformes s'expliquent non par la recherche d'une égalité des enfants devant l'école, mais par le désir de satisfaire une petite bourgeoisie à qui le primaire ne suffit pas, et pour qui le secondaire est à la fois trop long, trop distant culturellement et trop délibérément inutile. A travers plusieurs formes institutionnelles : enseignement spécial puis moderne des lycées, écoles pratiques, écoles primaires supérieures et cours complémentaires... on tente donc d'imaginer un enseignement intermédiaire qui réponde aux besoins de ces couches nouvelles, à mi-distance du peuple et de la bourgeoisie proprement dite. Confirmation du principe qui organise l'école non pour combattre les divisions sociales mais pour leur correspondre.
Second problème absent de l'école républicaine : l'échec scolaire. II n'est ni pensé ni pensable. Lui aussi est dans l'ordre naturel des choses, car il renvoie à l'inégalité naturelle des talents. Il en va de l'intelligence comme de la force ou de l'habileté certains sont forts et courent vite, d'autres sont malingres ; de même, il y a des enfants « qui apprennent », et d'autres « qui n'apprennent pas » : c'est ainsi, cela a été et sera toujours ainsi, personne n'y peut rien. Aussi est-il bien naturel qu'on trouve de mauvais élèves dans les classes ; les inspecteurs l'estiment inévitable et qu'il y en ait, parfois même en grand nombre, ne les empêche pas de juger l'instituteur excellent, pourvu qu'il fasse réussir les bons élèves, car la même logique veut qu'il y ait aussi partout de bons et de très bons élèves. D'où l'importance du certificat d'études : il permet aux instituteurs de prouver leur mérite en faisant réussir les bons élèves. Un maître qui ne présenterait jamais d'élèves au certificat, ou qui aurait beaucoup d'échecs, se désignerait par là même comme un mauvais instituteur4.
Le problème de la démocratie va pourtant se poser en termes moraux plus que sociaux, et au nom de la cohésion nationale, de la solidarité, plus que de la justice ou de l'égalité devant l'école. Voici par exemple Victor Bérard devant la commission Ribot « A l'heure actuelle, il existe deux classes, les gens qui ont été élevés d'une certaine façon au lycée, les autres qui ont été éle­vés dans d'autres idées à l'école primaire. Il est scandaleux, au point de vue démocratique, que l'on apprenne aux uns à estimer ce que l'on apprend aux autres à mépriser 5. » Le mal réside dans les attitudes morales que l'école engendre plus que dans les inégalités de fait : le grave n'est pas qu'il y ait des riches et des pauvres, mais que les riches méprisent les pauvres.
Dénoncer la responsabilité de l'école dans ce que l'on pourrait appeler la discorde sociale conduit ainsi à la critique démocratique du dualisme primaire/secondaire. Les débats de la Ligue de l'enseignement le montrent bien. Jean-Paul Martin a rencontré la première ébauche d'une telle critique à son congrès de 1897. Un certain M. Berthonneau avait fait en commission une intervention sur l'école si marquante qu'on lui a demandé d'intervenir en séance plénière. Il affirme d'abord « l'idéal de l'éducation démocratique [qui] est, je crois, d'arriver, par la solidarité, à l'amour, à la charité et à la justice ». Or l'école fait oeuvre contraire. « Trois enfants habitent le même quartier d'une petite ville de province. Ils se connaissent, ils jouent ensemble. » Leurs parents, un rentier réactionnaire, un épicier en gros et un serrurier, les envoient respectivement dans un collège congréganiste, au lycée et à l'école primaire. A leur retour à la ville natale, ils seraient heureux de se retrouver, mais leurs parents y font obstacle et la culture qu'ils reçoivent fait d'eux progressivement des étrangers, leur donne des habitudes différentes et leur apprend à se mépriser : « Notre éducation prépare le plus souvent au dédain, au mépris, à l'envie. » C'est pourquoi il propose d'organiser des Écoles, sans épithète mais avec une majuscule, où l'on enseignerait un programme com­mun « à la lumière d'un idéal commun assez large et assez haut, pour contenir toutes les idées généreuses, toutes les opinions droites, toutes les croyances sensées ». Les enfants de tous les milieux les fréquenteraient jusqu'à 14 ans, puis choisiraient suivant leurs aptitudes, leurs goûts, les conseils de leurs maîtres et de leurs parents, telle ou telle école spéciale qui les préparerait à leur métier 6.
C'est l'esquisse de l'école unique, mais dans une thématique de solidarité et de concorde civique, non d'égalité sociale. II n'est pas encore question de démocratisation.

La démocratisation de la sélection

Le terme même apparaît au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1919, dans un article de Félix Pécaut intitulé: « école unique et démocratisation ». L'auteur et le moment retiennent l'attention7.
F. Pécaut, inspecteur général, est le fils du premier directeur de l'ENS de Fontenay, un des fondateurs de l'école laïque et républicaine. Or ce milieu, à commencer par F. Buisson, a évolué. La réforme de 1902 et les débats qui l'ont entourée, ont ébranlé les certitudes initiales tandis que la pression socialiste influençait de jeunes instituteurs et se faisait sentir, aux congrès de la Ligue, comme dans la Revue de l'enseignement primaire. F. Buisson, radical, mais partisan de l'alliance avec les socialistes, est très attentif à ces nouveaux courants. Dès avant la guerre, c'est dans ce milieu que prend forme une critique sociale du système scolaire et une proposition d'école unique. On le voit au congrès de la Ligue en 1906, avec un rapport de commission présenté par Thalamas sur « L'Égalité des enfants devant l'instruction » 8 et en 1909, une communication sur le même sujet, ou, au congrès radical de 1909, un projet de F. Buisson, qui est déposé à la Chambre en 19109.
La thématique et les solutions sont déjà celles de l'école unique. Buisson part d'une critique sociale : la société comprend deux classes, « ceux qui possèdent sans travailler et ceux qui travaillent sans posséder ». L'école perpétue cette division fondée sur la fortune et non « sur le talent, la capacité, l'aptitude au travail, le mérite ou la valeur propre des individus ». Les bourses ne sont pas une solution, mais seulement « des exceptions consolantes ». La gratuité du secondaire multiplierait les déclassés. Il faut donc élever le niveau général d'instruction et réorganiser le système d'enseignement en cycles successifs. Buisson propose une école unique et commune de 5 à 11 ans, ce qui implique la suppression des petites classes du secondaire, déjà demandée par la Ligue en 1906. De 12 à 14 ans, des écoles secondaires donneraient un enseignement pour partie commun et pour partie spécialisé ; ce serait « la diversité pédagogique dans l'égalité sociale ». Après 14 ans, l'enseignement éclaterait en filières parallèles, mais deux années au minimum seraient obligatoires. D'un cycle à l'autre, le passage se ferait par examen, le certificat d'études, qui se passait alors effectivement autour de 11 ans 10, devenant l'examen d'entrée dans l'école secondaire, tandis qu'un certificat d'études complémentaires sanctionnerait la fin de celle-ci.
Au plan des idées, c'est déjà la démocratisation 11. Mais le mot manque : le problème n'est pas encore au premier plan des préoccupations collectives. La proposition Buisson n'est pas discutée, malgré la puissance du parti radical. Celui-ci, il est vrai, l'a adoptée sans débat, ce qui ne témoigne pas d'un grand intérêt. Thalamas, un radical lui aussi, avait fait voter par la Ligue le principe : « Dans une démocratie organisée, il ne doit exister dans le droit de tous les enfants à l'instruction aucune autre inégalité que celle résultant des différences individuelles de talents et d'aptitudes 12 », mais sans en tirer d'autre conséquence que la suppression des classes primaires des lycées. Il aurait souhaité une prise de position en faveur de la fusion du premier cycle secondaire, des écoles professionnelles et du primaire supérieur, « de manière à créer un enseignement secondaire élémentaire », mais la commission avait jugé la question trop complexe et l'avait éludée; les congrès suivants l'ignorent.
C'est donc bien au lendemain de la guerre que le thème passe au premier plan. J'ai beaucoup insisté sur le rôle joué dans la diffusion du thème de l'école unique par les anciens combattants qui fondent les « Compagnons de l'Université nouvelle ». Mais le mouvement les dépasse ; l'article de Pécaut en fait foi, de même que l'ouvrage d'un professeur de la faculté des sciences de Caen, secrétaire du Parti socialiste local avant la scission de 1920, Ludovic Zoretti : Éducation, un essai d'organisation démocratique. Les formulations qu'il utilise sont appelées à un bel avenir : « Tranchons le mot : tout notre système d'enseignement français est un enseignement de classe »13.
Ce n'est pas ici le lieu de faire l'histoire de l'école unique 14, cette réorganisation de notre système scolaire en trois niveaux superposés, écoles, collèges et lycées, qui chemine pendant tout le xxe siècle, du Front populaire à la Ve République, de Jean Zay à René Haby. Du point de vue de l'histoire du, concept de démocratisation, plusieurs traits se dégagent.
D'abord, il ne s'agit pas d'égalité, mais de justice 15. L'égalité entre les enfants existe à la base, au départ, pas davantage. Le terme n'est pas utilisé absolument, mais avec une détermination : c'est l'égalité des chances. La justice veut qu'on affirme une égalité de droit devant l'instruction. Mais personne n'envisage que tous puissent recevoir la même instruction : les inégalités de talent sont tenues pour réelles, et la crainte de multiplier les déclassés très répandue.
La démocratisation concerne donc l'accès aux études nobles, au secondaire : c'est le recrutement démocratique de ce que nous appellerions aujourd'hui les filières d'excellence, bref, la démocratisation de la sélection. Zoretti consacre un chapitre aux moyens de sélection, et les Compagnons affirment, en italiques dans leur texte : « L'école unique résout simultanément deux questions elle est l'enseignement démocratique et elle est la sélection par le mérite 16. » Comme l'écrit en 1938 l'inspecteur général M. Roger : « Les théoriciens de l'école unique ont toujours entendu limiter l'accès de l'enseignement secondaire aux enfants capables d'en profiter; d'où la nécessité d'une sélection 17. »
C'est bien d'ailleurs ce que lui reprochent les communistes « Loin d'abolir la hiérarchie sociale, l'École Unique la renforce en rendant le grade plus personnel et plus acquis, en arrachant au vaincu de la vie l'adhésion de sa défaite dont il apparaîtra qu'il fut le principal instrument [...]. L'école unique annonce, dans une large mesure, la fin de la bourgeoisie héréditaire mais non pas la fin de la bourgeoisie elle-même 18. »
La démocratisation de la sélection s'inscrit ainsi dans une tradition égalitaire bien française qu'incarnent, par exemple, les multiples concours qui permettent d'accéder à diverses fonctions. Mais les promoteurs de l'école unique dénoncent par ailleurs les concours de type scolaire. Pour concilier leur aspiration égalitaire et leur critique du bachotage, le développement de la psychologie leur fournit à point nommé la notion d'orientation. Les aspects inévitablement contraignants de la sélection, sont adoucis par la confiance accordée à l'observation directe des professeurs, aux tests psychologiques et à l'intervention de conseillers d'orientation pour discerner la filière qui convient le mieux à chaque enfant.
La notion d'orientation joue donc un rôle central. D'une part, elle donne une connotation moderne, scientifique et progressiste, à ce qui sans elle serait une simple généralisation des examens de passage ou la création de concours supplémentaires. D'autre part, elle fait passer à l'arrière-plan la fonction sociale de sélection d'une élite dirigeante par l'école, en détournant le regard du terme des études pour le fixer sur le sujet présent et placer au premier plan une fonction pédagogique de discernement des aptitudes.

La démocratisation de la réussite

Progressivement, le thème de la démocratisation se déplace et la démocratisation de la sélection est remplacée par celle de la réussite. C'est un changement décisif, qui résulte de trois évolutions elles-mêmes complexes.
La première évolution est quantitative. La démocratisation de la sélection a été conçue dans un système scolaire stable dont la croissance n'était pas envisagée. L'Enseignement public publiait par exemple en 1934, sous la signature d'A. Rosier, qui sera deux ans plus tard un conseiller de J. Zay, un rapport alarmant où s'exprime la crainte du chômage des diplômés : « Ainsi se constitue une masse d'intellectuels errants au gré des circonstances les plus diverses, prêts à abandonner toute spécialisation et ainsi le fruit de tant d'années d'efforts, masse qui, en recevant sans cesse de nouvelles recrues, peut former un noyau de mécontents particulièrement redoutable 19. »
La démocratisation de l'enseignement n'impliquait donc pas sa croissance. Certains, certes, en étaient partisans. Les uns, animés par l'humanisme républicain et la volonté démocratique, voulaient pousser l'instruction de chacun le plus loin possible. Pour la commission Langevin-Wallon, par exemple, l'enseignement doit « se démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l'ensemble de la Nation. L'introduction de "la justice à l'école" par la démocratisation de l'enseignement mettra chacun à la place que lui assignent ses aptitudes 20... ». D'où la proposition de prolonger jusqu'à 18 ans l'obligation scolaire, même si un délai de 5 ans est prévu et si le régime des zones rurales est largement dérogatoire. Mais quand ce texte est publié en 1947, il est utopique pour ses auteurs comme pour ses lecteurs. D'autres, beaucoup moins nombreux, se fiaient à une anticipation optimiste de l'évolution économique et sociale. Exemple de ces économistes anticipateurs, Jean Fourastié fait vraiment exception quand il écrit dans L'Éducation nationale du 5 janvier 1950 « Le problème n'est pas de former quelques élites et d'exclure le reste ; il est d'accueillir et de former chacun selon ses capacités, les centaines de milliers d'enfants et de jeunes gens que le progrès technique libère du travail physique. II faut comprendre que la civilisation de 1960 comportera normalement l'accession à l'enseignement secondaire de la population tout entière21. »
Au début des années soixante, il en va tout autrement. L'enseignement entre dans une phase de croissance massive qui répond à une demande sociale, les débuts de la prospérité incitant les parents à prolonger les études de leurs enfants. Mais elle résulte aussi d'une politique volontariste, car le gouvernement, soucieux de relever le niveau de formation de la main-d'œuvre et d'élargir le recrutement des cadres de la nation, développe l'offre d'enseignement et prolonge la scolarité obligatoire (1959).
On touche ici un point décisif de notre histoire scolaire. Si l'on avait entrepris d'élever le niveau général d'instruction de la population au lendemain de la guerre de 1914 ou dans les années trente, la démocratisation de la sélection à l'entrée du secondaire se serait accompagnée du développement massif du primaire supérieur, beaucoup plus proche de la demande sociale22;.c'est d'ailleurs l'évolution qui s'est amorcée, mais sans être assumée politiquement. La double mise en oeuvre, au début des années soixante, d'une politique de croissance et de la démocratisation de la sélection a conduit en fait à ouvrir un enseignement resté élitiste à l'ensemble de la population, plutôt qu'à construire un véritable enseignement de masse.
La seconde évolution est culturelle ; elle accompagne le développement de la psychologie et de la sociologie et modifie le regard porté sur l'échec scolaire. C'est une évolution très lente, étroitement liée à celles de la pédagogie et, plus largement, des représentations de l'enfant. Pour que l'échec scolaire devienne pensable, il a fallu, en effet, que le regard se détourne de la classe prise dans sa globalité, pour se porter sur chaque élève individuellement, avant de revenir à un point de vue plus global.
Le premier fait reconnu n'est pas l'échec, mais le retard. Encore n'est-il guère perçu avant le milieu des années trente. Dans le département de la Somme, sans doute le mieux connu de toute la France, c'est en 1934 que l'inspecteur d'académie demande pour la première fois aux directeurs d'écoles des statistiques d'élèves des divers cours (élémentaire, moyen...) en fonction de leur âge. En 1935, il donne pour programme aux conférences pédagogiques de chercher « comment ne plus laisser en arrière tant d'enfants qui n'ont pu prendre en temps utile le départ de cette course si rapide ou qui n'ont pu suivre le train pour des causes multiples mais non toujours sans remède23. »
L'attention des pédagogues, au contact de la psychologie expé­rimentale, se focalise alors progressivement sur le retard scolaire. Vichy réalise la première enquête nationale sur « Le niveau intellectuel des enfants d'âge scolaire », enquête conçue en 1936 et exploitée à la Libération par l' INED 24. Le retard y prend la forme « scientifique » d'un écart entre le quotient intellectuel et le niveau scolaire, ce qui pose le problème de l'échec paradoxal: celui des enfants qui n'obtiennent pas en classe des résultats conformes à leur QI, comme dans cet article d'Enfance, publié en 1954, sur « L'échec du bon élève » 25. Mais c'est en 1960 seulement que le terme échec scolaire apparaît dans le fichier analytique de la Bibliothèque nationale.
Jusqu'au début des années soixante, l'échec scolaire reste indi­viduel, et il est expliqué principalement par des facteurs affectifs ou familiaux. La pédagogie nouvelle, plus active, plus individuelle, qui prévaut alors - du moins dans les textes - semble pouvoir apporter un début de solution à ces cas particuliers. A l'exception de quelques observateurs plus aigus, dont la lucidité s'explique par des opinions politiques radicales26, l'opinion n'avait manifestement pas pris conscience des facteurs sociaux de la réussite scolaire. C'est l'époque où la présence exceptionnelle d'enfants d'ouvriers dans de bonnes classes pouvait être invoquée en toute bonne foi comme une preuve d'égalité sociale devant l'école. La démocratisation de la sélection restait donc un thème controversé.
Dans les années soixante, les perspectives changent. L'INED prouve, chiffres à l'appui, que l'entrée en sixième de lycée dépend du milieu social bien davantage que du mérite scolaire 27, argument décisif en faveur d'une démocratisation de la sélection. Les réformes mises en oeuvre par le directeur général J. Capelle, en 1963, se proposent de remédier à ces inégalités grâce aux cycles d'observation et d'orientation au sein de collèges, bientôt uniques. De fait, il semble d'abord que l'inégalité recule : le pourcentage de fils d'ouvriers dans les classes, indice rudimentaire mais robuste de démocratisation, s'élève. On ne vit pas de suite que c'était le résultat mécanique de l'élargissement du recrutement à des populations jusqu'alors absentes de l'enseignement moyen, et non l'effet d'une sélection plus démocratique. Puis il fallut se rendre aux faits : malgré la mise en place à partir de 1963 des structures démocratiques prônées depuis un demi-siècle par l'école unique, la démocratisation ne progressait guère. Les déterminismes sociaux étaient plus forts que la réforme.
L'analyse se porte alors sur le soutien direct ou indirect que les élèves trouvent ou non dans leurs familles et sur les inégales stimulations culturelles qu'ils y reçoivent. Le développement de la préscolarisation permit d'en atténuer les effets, en offrant aux jeunes enfants de familles populaires un milieu culturellement plus riche. Mais la réalité de ce qu'on appelle alors le handicap socio-culturel s'impose comme une donnée massive et insurmontable. C'est l'époque (1975) où les Éditions de Minuit publient en français l'ouvrage de Basil Bemstein, Langage et classes sociales, où Jacques Lautrey et d'autres soulignent le rôle déterminant des pratiques éducatives familiales sur la construction de l'intelligence opératoire et le développement des aptitudes langagières 28.
Dès lors, la démocratisation de la sélection s'avère elle-même bien peu démocratique : sélectionner sur le mérite scolaire, c'est retrouver les inégalités sociales dont on avait précisément cherché à s'affranchir. D'où l'idée qui s'impose de mesures plus radicales: il faut reprendre le problème à la base et lutter contre l'échec scolaire. C'est l'idée d'une démocratisation de la réussite elle-même.
Une troisième évolution renforce le discrédit de la sélection démocratique. Non seulement son caractère démocratique est une illusion, pour ne pas dire une mystification, mais de toute façon c'est une sélection. Or le mouvement de 1968 a cristallisé le rejet de toute sélection.
Rejet d'autant plus fort qu'il est plus général et concerne toute forme d'exclusion. Le souci d'égalité conduit à dénoncer toute discrimination : entre les sexes notamment. Mais il ne joue pas moins pour les handicaps physiques : si l'on appelle les aveugles, les sourds et les paralysés des mal-voyants, des mal-entendants, ou des personnes à mobilité réduite, c'est pour signifier qu'ils veulent être traités comme tout le monde. Aux institutions spécialisées, succède une politique d'autonomie et d'intégration, que marque avec éclat la loi d'orientation des personnes handicapées de 1975. Dans l'enseignement même, le développement d'un enseignement spécialisé pour les enfants inadaptés ou handicapés est abandonné pour une politique d'intégration dans les classes ordinaires 29.
Ce mouvement très puissant caractérise notre société dans tous les domaines. La publicité, la presse, les médias ont pour message fondamental que tous ont droit à tout. Quand Éluard écrivait : « Chaque visage aura droit aux caresses », c'était utopie visionnaire d'une société totalement réconciliée avec elle-même. Quand telle marque de couches pour bébé insinue « Vôtre enfant a droit à ce qu'il y a de mieux... », c'est la société marchande telle qu'en elle-même...
Or l'enseignement devient une marchandise, ou du moins un investissement. La crise économique et le chômage renforcent les attitudes utilitaires : on ne demande plus d'abord à l'école de dispenser une culture, mais de munir les jeunes de diplômes monnayables sur le marché du travail. Du coup, l'échec scolaire entraîne celui de toute une vie : il annonce le chômage, l'exclusion sociale, la marginalité et bientôt la déviance. Il faut tout faire pour l'éviter.
La démocratisation de la réussite scolaire devient ainsi un enjeu de société, un objectif assumé par la collectivité. C'est avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, qu'il prend toute son importance. Ouvrons par exemple le rapport Legrand ; il définit une « réelle démocratisation » par la suppression des ségrégations internes, le développement de l'autonomie des élèves et la lutte contre l'échec scolaire « dont les signes patents sont les nombreux redoublements et retards tout au long du cursus scolaire, qui renvoie (sic) pour partie à l'incapacité de l'institution à prendre en charge les élèves tels qu'ils sont 30. » La politique des zones d'éducation prioritaires, comme celle des 80 % d'une classe d'âge « au niveau » du baccalauréat s'inscrivent dans cette perspective d'une démocratisation de la réussite : de même que chacun doit avoir sa voiture, sa maison, ses vacances, etc. tous doivent devenir bacheliers. Ou du moins presque tous, car les 20 % restants constituent dans cette perspective davantage que des « exceptions désolantes ».
Pédagogiquement, la lutte contre l'échec scolaire, qui se « positive » - pour reprendre un horrible néologisme publicitaire – dans le slogan de la réussite pour tous, débouche sur une différenciation des pratiques. On parle de pédagogies de compensation, de pédagogies différenciées. L'objectif est d'individualiser l'enseignement au point que chaque élève reçoive le « traitement » spécifique qui lui permettra de réussir.


La démocratisation de la fréquentation scolaire était un objectif réaliste. La démocratisation de la sélection ne l'était pas ; d'une part, il était beaucoup plus difficile d'empêcher les mauvais élèves d'origine bourgeoise d'entrer dans les bonnes classes, que de permettre aux bons élèves d'origine ouvrière d'en faire autant; d'autre part, aucun effort pédagogique n'a réussi à compenser les inégalités de réussite dues aux milieux familiaux. La démocratisation de la réussite est née de cet échec.

L'historien, cependant, s'interroge devant le contraste patent entre la volonté affirmée de réussite pour tous et l'échec persistant de fortes minorités. « Et pourtant, elle tourne... », disait Galilée. Notre école est celle de la réussite, et pourtant, il se trouve que les élèves ne réussissent pas tous. Notre école est celle de la pédagogie différenciée, de l'autonomie, de la centration sur l'élève, et pourtant les conditions objectives du marché du travail renforcent la pression normative des diplômes, tandis que les conditions de vie et les pratiques sociales des jeunes actuels obligent l'école à être plus qu'hier un lieu de découverte et d'inculcation des normes collectives.
Il est de la définition même de l'idéal de ne pas être (encore?) réalisé. On peut se demander pourtant si ce double écart entre l'idéal de la démocratisation de la réussite et la réalité de l'échec scolaire débouchera sur une rupture, ou s'il se résoudra et comment. Mon pronostic personnel est que la notion de démocratisation a désormais épuisé son efficacité sociale et qu'elle sera progressivement supplantée par d'autres concepts, qui permettront de penser les évolutions, éventuellement démocratiques, de notre système éducatif. 



Notes



1. Viviane Isambert-Jamati, « Brève histoire d'une notion incertaine : la démocratisation », Cahiers pédagogiques, n° 107, octobre 1972, p. 3-7. Voir surtout, du même auteur : « Quelques rappels de l'émergence de l'échec scolaire comme "problème social" dans les milieux pédagogiques français », in L'Échec scolaire, nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, éd. par E. Plaisance, Paris, Éd. du CNRS, 1985, p. 155-163.

2. Jules Payot, La Morale à l'école, Paris, A. Colin, 1907, p. 62.
3. En principe seulement, car la réalité était différente.
4. Claude Carpentier, Échec et réussite à l'école élémentaire dans le département de la Somme entre 1860 et 1955. Non-valeurs scolaires et accès au certificat d'études. Aspects sociaux et pédagogiques de ce qui ne fut pas une affaire d'État, thèse d'État, université de Paris-V, 1992, 3 vol., 1135 + 452 p. Voir p. 215 sq.
5. Enquête Ribot, t. I, p. 292, cité par Ludovic Zoretti, Éducation. Un essai d'organisation démocratique, Paris, Plon, 1918, p. 61.
6. Congrès national de la Ligue de l'enseignement tenu à Reims, 1897, communication de M. Berthonneau, p. 331-335. Je remercie très vivement Jean-Paul Martin de m'avoir communiqué ce texte, signalé dans sa thèse : La Ligue de l'enseignement et la République des origines à 1914, Paris, thèse I.E.P., 1992 (dactyl.).
7. Revue pédagogique, avril 1919, t. 74, n° 4, p. 235-252, citée par Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, Les Collèges du peuple, Paris, CNRS/INRP/ENS Fontenay, 1992, p. 408, n. 54.
8. XXVIè Congrès national de la Ligue de l'enseignement, tenu à Angers, p. 551-564.
9. Jacques Gavoille est sans doute le premier à avoir signalé cette proposition de loi : « L'obligation scolaire, un quart de siècle après Jules Ferry », in L'Offre d'école, dit. par Willem Frijhoff, Paris, Publications de la Sorbonne/INRP, 1983, p. 341-355.
10. Une loi du 11 janvier 1910 exige des candidats 12 ans révolus, en réaction contre la pratique devenue inquiétante de passer le certificat plus tôt. Cf. C. Carpentier, op. cit., et Histoire du certificat d'études primaires. Textes officiels et mise en œuvre dans le département de la Somme (1880-1955), Paris, L'Harmattan, 1996.
11. A titre de confirmation, voir, dans la Revue pédagogique de 1911, 2e semestre, p. 123-124, une critique d'un ouvrage américain citée par C. Carpentier dans sa thèse, p. 597; elle oppose l'organisation par âges (enfance, adolescence) à la différenciation sociale qu'on trouve en France, avec « des écoles pour les enfants du peuple, d'autres pour les bourgeois et même certaines écoles libres pour les familles à prétention aristocratique. Le système n'a donc rien de démocratique ».
12. XXVP congrès national, p. 562.
13. L. Zoretti, op. cit., p. 36.
14. Le meilleur ouvrage reste celui de John E. Talbott, The Politics of Educational Reform in France, 1918-1940, Princeton, Princeton University Press, 1969, XII-283 p., que semble ignorer malheureusement Jean-François Garcia, L'École unique en France, Paris, PUF, 1994, 232 p.
15. Cf L. Zoretti, op. cit., p. 137.
16. L'Université nouvelle par « Les Compagnons », Paris, Fischbacher, 1918, p. 26.
17. In Manuel général, 1938, n° 6, p. 262, cité par C. Carpentier, thèse cit., p. 620.
18. P. Flottes, La Révolution de l'école unique, Paris, Tallandier, 1931, p. 186­187, cité par C. Carpentier, op. cit., p. 616-617.
19. C. Carpentier, op. cit., p. 491.
20. Le Plan Langevin-Wallon de réforme de l'enseignement, Paris, PUF, 1964, p. 181.
21. Cité par C. Carpentier, op. cit., p. 671.
22. La meilleure correspondance du primaire supérieur que du secondaire avec la demande sociale est établie par les mouvements d'effectifs de la période 1930-1960.
23. Bulletin départemental, p. 252, cité par C. Carpentier, op. cit., p. 758. 24. Cahiers de l'INED, n° 13, Paris, PUF, 1950, 284 p. et n° 23, ibid., 1954, 299 p.
25. L'Échec scolaire..., p. 159.
26. C'est le cas de Pierre Naville, dans La Théorie de l'orientation professionnelle (1949) et surtout dans École et Société (1959), comme le rappelle justement V. Isambert-Jamati, loc. cil.
27. Alain Girard, Henri Bastide et Guy Pourcher, « Enquête nationale sur l'entrée en sixième et la démocratisation de l'enseignement », Population, 1963, n° 1 (janvier-mars), p. 9-48.
28. Jacques Lautrey, Classe sociale, milieu familial, intelligence, Paris, PUF, 1980; Éric Espéret, Langage et origine sociale des élèves, Berne, Peter Lang, 1979, 281 p., etc.
29. Voir Jacqueline Roca, De la ségrégation à l'intégration, l'éducation des enfants inadaptés de 1909 à 1975, Paris, CTNERHI, 1992.
30. Louis Legrand, Pour un collège démocratique, rapport au ministre de l'Éducation nationale, Paris, La Documentation française, 1983, p. 17.