28 février 2018

L’insertion professionnelle des jeunes : de fortes inégalités selon le diplôme

Les jeunes générations subissent globalement les conséquences d’un marché du travail qui reste morose. Mais les écarts en matière d’emplois sont énormes entre les diplômés et les autres. Une synthèse des principales données sur l’insertion des jeunes d’après les données du Céreq [1].

Les lycées professionnels, parent pauvre de l'éducation, Jean-Michel Dumay

En septembre 2017, le Mouvement des entreprises de France (Medef) lançait une campagne destinée à faire connaître ses propositions pour améliorer le système éducatif en mettant dans la bouche des jeunes cette accusation : « Si l'école faisait son travail, j'aurais du travail. » La charge contre l'éducation nationale était si violente que même l'ancienne « patronne des patrons » Laurence Parisot ne vit là que « morgue, mépris, bêtise, ignorance » (Twitter, 21 septembre). Le ministre de l'éducation Jean-Michel Blanquer ne put qu'exiger le retrait immédiat du slogan - ce qui fut fait. Le Medef présenta des demi-excuses. Selon lui, l'opération ne visait « évidemment pas les professeurs, mais un système qui produit du chômage ». Voire...

30 novembre 2016

Vers une renaturalisation des inégalités sociales à l’école ? Les jeunes face aux pathologies scolaires

6ème congrès de l'AFS, 2015, Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
Vers une renaturalisation des inégalités sociales à l’école ? Les jeunes face aux pathologies scolaires.

6 septembre 2016

Echec scolaire et inégalités : l'école française, un plutôt bon élève en Europe

L'école française, royaume des inégalités et du décrochage ? La thèse est devenue un lieu commun du débat public, repris par tous les commentateurs, quel que soit leur bord politique. Pourtant, notre modèle d’éducation et de formation est surtout mal classé en matière de formation des adultes, selon les données européennes. Dans le domaine de l'échec et des inégalités scolaires, la France n’est pas en si mauvaise position contrairement à ce que l'on indique en se fondant un peu vite sur les résultats de l'étude Pisa de l'OCDE.

1959, la rentrée de toutes les réformes scolaires (France culture)

Record de scolarisation, recrutement des enseignants, nouvelle formule du baccalauréat : dans cette archive, le journaliste Francis Mercury revient sur les enjeux de la rentrée scolaire de l'année 1959-1960.
Chaque réforme de l'école française suscite son lot de débats, comme cette année la réforme du collège. Certaines rentrées furent le théâtre de modifications profondes de la politique éducative, comme la cuvée 1959-1960, avec un changement de formule du baccalauréat, l'âge de la scolarité obligatoire rehaussé à 16 ans (au lieu de 14 ans) et un record de scolarisation. Si le baby-boom de l’après-guerre pose la question de la surcharge des classes, c’est aussi la formation des enseignants qui est en jeu en ce mois de septembre 1959 :

18 mai 2016

L’école peut-elle réduire les inégalités sociales ? Louis Maurin

13 décembre 2013 - Face aux inégalités sociales, l’école ne peut pas tout. Mais elle ne fait pas assez. Et certaines réformes ont même accentué les écarts. Une analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Se demander si l’école peut réduire les inégalités a quelque chose d’incongru. C’est l’une des fonctions principales de l’école de la République laïque et gratuite, qui a vocation à instruire tous les enfants sans distinction. En théorie, elle doit donc permettre à chacun d’eux d’accéder à l’ensemble des diplômes possibles et, partant, à toutes les positions sociales. Dans les faits, les inégalités font de la résistance.



Les inégalités sont en partie indépendantes de l’école
Plusieurs facteurs poussent à la montée des inégalités sociales, sans que le système éducatif n’y puisse grand chose.

Dans des sociétés où les savoirs formels prennent de plus en plus d’importance, le diplôme joue un rôle croissant dans la définition des positions sociales. C’est moins l’école elle-même que la croyance des employeurs dans la valeur des « titres » scolaires qui est en jeu. Réussir sans-qualification scolaire est difficile. Ce phénomène est renforcé en France, dans la mesure où l’expérience professionnelle est moins prise en compte qu’ailleurs par les employeurs. Pour ne rien arranger, la formation continue bénéficie en priorité à ceux qui ont déjà une bonne formation initiale, limitant encore les chances de réduction des écarts.
La valeur donnée au diplôme n’est pas cependant le seul élément discriminant : d’autres facteurs limitent le rôle de l’école quand il s’agit de déterminer les positions sociales. Que ce soit pour décrocher un stage, des informations sur les professions, voire des coups de pouce plus ou moins explicites pour obtenir tel ou tel emploi, l’influence du milieu social familial est grande.
La dégradation du marché du travail aggrave les choses. La capacité à répartir plus équitablement les positions sociales est d’autant plus facile que l’on se trouve dans une période d’expansion de l’emploi qualifié. La mobilité sociale ascendante des années 60 et 80 correspond d’abord à une période de forte progression des effectifs de cadres moyens et supérieurs. Mais ce mouvement s’est tari : le nombre de cadres s’accroît désormais moins vite (lire notre article).
La hausse du chômage a entraîné dans son sillage une montée de la pauvreté, qui frappe notamment les familles monoparentales. Ce qui place les enfants des familles les plus démunies dans des conditions d’études délicates. Comme l’ont montré Dominique Goux et Eric Maurin, le surpeuplement des logements influence significativement le niveau scolaire [1]. Une étude de l’Insee montre que, quand on écarte tous les autres facteurs qui influencent les études, les enfants dont les parents ont connu la précarité professionnelle ont de moins bons résultats que les autres [2].
Les mieux armés sont ceux dont les parents connaissent le fonctionnement du système, pour les guider dans leurs choix d’orientation ou les soutenir dans leurs études, financièrement ou par le biais d’activités et d’aide aux devoirs. Comme l’indique une étude de l’Insee, 80 % des mères qui n’ont pas de diplôme s’estiment dépassées pour aider leurs enfants dans leurs études au collège, contre 26 % pour les diplômées de l’enseignement supérieur [3].
La montée des inégalités se traduit de plus par une ségrégation spatiale croissante : l’écart entre quartiers riches et quartiers pauvres se creuse. Des zones entières marquées par une forte dégradation du bâti et des niveaux très élevés de chômage émergent. Du coup, les plus défavorisés étudient de plus en plus souvent avec d’autres enfants défavorisés... Or la mixité sociale à l’école est une des conditions pour qu’elle puisse contribuer à la réduction des inégalités.

Il reste des moyens à l’école
L’école ne peut pas, à elle seule, avoir une influence sur tous ces facteurs, créer de l’emploi ou réduire la ségrégation urbaine. Il lui reste pourtant des moyens pour lutter contre les inégalités. Malgré la crise, l’élévation du niveau scolaire de l’ensemble de la population s’est poursuivie au cours des années 80 et 90. Elle a profité aussi aux plus démunis. Avant 1960, moins d’un dixième des enfants atteignaient le bac, contre plus de 70 % aujourd’hui. Entre les générations d’enfants d’ouvriers nées entre 1964 et 1968 et celles nées entre 1979 et 1981, le pourcentage de bacheliers est passé de 20 % à plus de 40 %. On compte moins de 11 % d’enfants d’ouvriers à l’université, tous cycles confondus, mais ils en étaient quasiment absents il y a quelques décennies. Il suffit de s’imaginer quelles seraient les conséquences en matière d’inégalités sociales d’une école entièrement payante pour comprendre l’impact de l’école gratuite dans les sociétés modernes.
La démocratisation de l’école au cours de la seconde moitié du XXe siècle est incontestable. Mais les inégalités doivent aussi s’observer de façon relative : les enfants du haut de l’échelle sociale ont, eux aussi, bénéficié du mouvement d’expansion du travail qualifié. La signification du bac aujourd’hui ou même de certains diplômes universitaires en termes d’accès à tel ou tel niveau de la hiérarchie sociale a elle aussi beaucoup changé depuis cinquante ans. Pour une bonne part, les inégalités se sont déplacées vers le haut.
Les spécialistes de la question parlent de « démocratisation ségrégative » pour caractériser ce phénomène. L’instauration des zones d’éducation prioritaires (ZEP), en 1982, visait à compenser ces inégalités croissantes en accordant davantage de moyens aux établissements scolaires situés dans certaines zones difficiles. Les moyens étaient cependant limités et les gouvernements successifs n’ont pas fait grand-chose depuis pour accroître les chances des enfants des milieux les plus défavorisés. Le budget supplémentaire alloué à l’enseignement prioritaire ne représente en effet toujours que 0,5 % des dépenses du ministère de l’Education nationale. Insuffisant pour créer la différence, et notamment réduire la taille des classes de façon suffisamment sensible pour obtenir des effets sur les résultats scolaires des enfants.

Mais elle ne fait pas assez
Au-delà des moyens, le système scolaire s’est aussi démocratisé sans transformer ses méthodes pédagogiques. Les enfants basculent du primaire au collège dans un système d’enseignement qui reste parmi les plus académiques au monde. Il fonctionne pour beaucoup sur la sélection par l’échec et sur la peur qu’elle suscite. L’évaluation est permanente jusqu’au bachotage, tandis que les moyens mis à la disposition des enfants et des jeunes pour les aider et les soutenir dans leur travail personnel restent dérisoires dans le cadre du système lui-même. A ce jeu, les catégories les plus défavorisées sont fatalement perdantes.
Résultat : le fonctionnement de l’école est de plus en plus montré du doigt : « Il faut considérer le rôle de l’école elle-même dans la production des inégalités scolaires », indiquait le rapport Thélot de la Commission nationale du débat sur l’école. La notation ou l’orientation des jeunes est mise en cause : « On sait qu’à valeur scolaire égale, les conseils de classe non seulement ne corrigent pas les différences d’ambition selon les catégories sociales et le sexe, mais les confirment souvent et peuvent même les renforcer », notait un avis n°12 du Haut conseil à l’évaluation de l’école sur le fonctionnement de l’orientation à la fin du collège et au lycée. Un phénomène confirmé par une étude du ministère de l’éducation nationale en 2013. Même s’il existe de nombreuses exceptions, dans un contexte de tensions scolaires et de concurrence accrue, les enseignants intègrent l’appui familial dont pourra disposer l’élève dans la suite de son cursus...

Qui ne tente rien n’a rien
Cours supplémentaires, pistons, chambre spacieuse..., le milieu social apporte une aide très concrète sur le plan scolaire. Mais aussi un appui symbolique, souvent négligé. Rien de tel, en effet, pour réussir que d’avoir le sentiment d’être à sa place dans les filières d’excellence. A l’inverse, rien de tel non plus pour échouer que d’intérioriser par avance son échec et légitimité d’une réussite éventuelle.
Une partie de la sélection sociale à l’école s’opère non pas par le niveau scolaire réel, mais, en quelque sorte, « au bluff ». Qui ne tente rien n’a rien. On constate que les élèves des zones d’éducation prioritaires (ZEP) qui ont été intégrés à l’Institut d’études politiques de Paris y réussissent aussi bien que les autres. Pourtant, ils n’y seraient certainement pas entrés si on n’avait pas bousculé les choses. En partie parce qu’ils n’osaient tout simplement pas y postuler.

Des politiques éducatives qui peuvent aggraver la situation
Une partie des politiques publiques sont elles-mêmes de plus en plus ouvertement créatrices d’inégalités scolaires. Depuis la Seconde Guerre mondiale, on avait assisté à une unification progressive des parcours scolaires, avec notamment la mise en place du collège unique au milieu des années 70, puis la seconde « indifférenciée » au début des années 80. Une sélection plus précoce est désormais réintroduite. Les options ont re-différencié la seconde. Les réformes de la classe de troisième instaurent désormais des filières dès la fin de la quatrième. Or, on sait que plus les choix d’orientation se font tôt dans les cursus, plus les inégalités sociales sont marquées en fin de parcours.
Au lieu d’investir massivement pour lutter contre les difficultés scolaires - qui existent sur l’ensemble du territoire et pas seulement en zone prioritaire - on concentre les maigres moyens dans ce domaine sur quelques établissements les plus en difficultés. Les réductions d’effectifs et de moyens se répercuteront fatalement sur les élèves qui ont le plus de mal à suivre hors de quelques zones « ciblées ».
La récente ouverture de la carte scolaire (voir notre article) a eu l’effet escompté : elle a donné bonne conscience à une petite minorité de familles qui n’osaient pas la contourner, mais n’a en rien changé le problème.
Dans l’enseignement supérieur enfin, la réforme de l’université fait totalement l’impasse [4] sur l’immense écart de moyens qui sépare les étudiants favorisés des « grandes écoles » et la masse des premiers cycles universitaires. Tout le monde applaudit à l’autonomie dont les universités (comme hier avec la décentralisation) ont sans doute besoin. Mais sans en mesurer l’impact pour les établissements les moins favorisés dont la situation se dégradera si un effort budgétaire bien supérieur à ce qui est annoncé n’est fait.
Le système scolaire français, en dépit de ses dysfonctionnements, demeure l’un des meilleurs au monde. Il ne peut pas tout contre les inégalités, mais encore faudrait-il que les politiques publiques ne le rendent pas davantage inégalitaire... La réforme en cours a pour l’instant totalement oublié l’essentiel : la façon d’enseigner et le type de savoirs. Le problème principal aujourd’hui semble être la faible mobilisation des parents et des acteurs du monde éducatif : la question des inégalités à l’école semble désormais secondaire par rapport à la production d’une élite d’excellence.


Notes
[1] « Surpeuplement du logement et retard scolaire », Données sociales 2002-2003, Insee.
[2] « L’impact du chômage des parents sur le devenir scolaire des enfants », par Michel Duée, Document de travail de l’Insee, 2004.
[3] « L’aide aux devoirs apportée par les parents », Insee première, n° 996, décembre 2004.
[4] Elle fait aussi l’impasse sur la question de fond : à l’université les enseignants n’ont aucun intérêt professionnel à s’intéresser aux étudiants, notamment en premier cycle.
Date de rédaction le 3 septembre 2007
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11 novembre 2015

Pierre Merle, L’école française, démocratique ou élitiste ?

Alors que la plupart des pays européens ont entrepris des réformes en profondeur de leurs systèmes éducatifs en vue de les démocratiser, l’école française reste une des plus élitistes. Pierre Merle revient sur la mesure des inégalités scolaires et les réformes nécessaires.

10 octobre 2015

La psychologisation de la difficulté intellectuelle, obstacle à la démocratisation scolaire, Jean-Pierre Terrail

N’étant ni pédagogue, ni didacticien, mais sociologue, je ne procèderai pas ici par énoncés normatifs dérivés de jugements a priori concernant le bien et le mal en matière éducative. Mes propositions sont issues de l’observation de situations de classe et de pratiques d’enseignement, observation qui prend place dans une recherche sur les mécanismes producteurs d’inégalités scolaires . Pour autant, je ne viens pas plaider ici pour une interprétation sociologique de activités scolaires qui méconnaîtrait leur dimension psychologique. Je viens plaider pour la reconnaissance, le respect et la revalorisation de la dimension proprement intellectuelle des processus d’apprentissage.

Ce plaidoyer s’enracine dans le constat récurrent d’une tendance forte et diffuse à la psychologisation des processus d’apprentissage, notamment de la part des enseignants, mais tout aussi bien de la part de l’institution scolaire elle-même à travers ses modes ordinaires de gestion de la difficulté d’apprentissage. Cette psychologisation fait obstacle à la démocratisation scolaire dans la mesure non pas nécessairement où elle serait porteuse d’une mésinterprétation des situations d’apprentissage considérées, mais où, en focalisant l’attention sur ce qui s’y joue dans l’ordre du psycho-affectif, elle favorise la méconnaissance de leurs enjeux cognitifs et didactiques. Mon intervention, en ce sens, est un appel à se défier de la propension à rendre compte de toute la réalité à partir d’un point de vue disciplinaire donné. Ce n’est pas parce qu’une situation a une face psychologique incontestable qu’elle peut y être réduite.


Cet appel implique, si cela peut rassurer sur mes dispositions à l’égard de la psychologie, la même vigilance épistémologique à l’égard du sociologisme. Ce qui fait pendant, ici, à l’interprétation psychologiste des difficultés d’apprentissage, c’est leur imputation aux spécificités culturelles et langagières des classes populaires, pour autant que l’échec scolaire soit massivement le fait de ces dernières. Je pense bien sûr à la thèse fameuse du « handicap socioculturel ». Or autant l’avantage scolaire que les « héritiers » tirent de la culture de leur socialisation familiale est une réalité validée par de multiples recherches, autant l’explication des difficultés d’apprentissage par les « déficits » culturels et langagiers des classes populaires est une démarche douteuse. Il y a là quelque tour de passe-passe : faire comme si l’avantage sociologiquement avéré des uns (les enfants d’intellectuels) suffisait à démontrer l’incapacité des autres (les enfants d’ouvriers) à entrer normalement dans la culture écrite, ou même suffisait à expliquer leurs difficultés d’apprentissage, est un abus de pouvoir épistémologique.


Il est pourtant très fréquent que les difficultés d’apprentissage du lire-écrire au CP soient imputées aux usages langagiers propres aux milieux populaires : prononciation inadéquate, faible attention de façon générale à la qualité formelle des énoncés ainsi qu’à la dimension proprement phonique de l’énonciation, lexique plus circonscrit. Il est clair que les propriétés inverses facilitent l’entrée dans le lire-écrire : on enregistre plus facilement l’orthographe de « table » si on prononce en entrant à l’école « table » plutôt que « tab ».


On peut en déduire facilement que la vocation principale de la pré-scolarisation en maternelle doit consister, en tout cas s’agissant des élèves des milieux populaires, à développer leurs ressources langagières : attention aux sons, correction syntaxique des énoncés, élargissement du vocabulaire . C’est là, de fait, la ligne de la politique ministérielle en France depuis la deuxième moitié des années 1980 . Cette ligne politique a eu des résultats pour le moins modestes : à la sortie de l’école primaire, selon une étude de la Direction des études et de la programmation du MEN, la maîtrise moyenne de la langue écrite n’a connu en France aucune amélioration entre 1987 et 1997. Ce qui, alors même que l’intérêt de contribuer à l’école maternelle au développement langagier des enfants est peu contestable, peut se comprendre.


D’une part en effet cette attitude qui consiste à imputer la réussite des « héritiers » aux ressources langagières qu’ils tiennent de leur milieu social, et à en conclure à la nécessité de développer celles des élèves moins favorisés, oublie d’interroger la nature et la genèse des ressources des premiers. Pourquoi parle-t-on mieux dans les milieux favorisés ? Et d’abord qu’est-ce que parler « mieux » ? Il suffit de poser la question pour deviner la réponse : les énoncés du « beau parler » sont plus proches des canons lexicaux et syntaxiques de la langue écrite ; le beau parler est un effet de contamination des usages oraux par la familiarité entretenue avec la langue écrite, familiarité qui fait la différence des classes sociales favorisées, en raison à la fois de la scolarisation prolongée et des pratiques professionnelles de leurs membres.


Si l’on préfère, c’est l’entrée dans la culture écrite qui modifie les pratiques langagières, énoncés oraux compris. Comme c’est l’entrée dans le lire-écrire qui induit une rectification rapide des tâtonnements et des petites erreurs de langage si fréquentes et normales à 5-6 ans, qui permet d’élargir et de préciser son vocabulaire, et d’entrer progressivement dans ce rapport distancié et objectivant aux usages langagiers qui est celui de la compréhension des codes syntaxiques. Croire que l’école maternelle va faire bien parler pour qu’on apprenne bien à lire renverse ce processus.


D’autre part cette attitude conduit du même coup à occulter la responsabilité, dans les difficultés d’apprentissage du lire-écrire, des procédures qu’on emploie à cette fin, puisque l’explication de ces difficultés est toute trouvée : si l’enfant lit mal c’est qu’il parle mal, et l’école n’y peut pas grand-chose puisque c’est de famille. Autrement dit : face aux difficultés massives aujourd’hui d’entrée dans le lire-écrire, faut-il renforcer la pratique de la langue à l’école maternelle (ce dont personne ne conteste l’intérêt, répétons-le), ou faut-il surtout interroger l’efficacité de la méthode mixte qui règne aujourd’hui en maître dans nos CP ?


Faut-il souligner, enfin, que mettre en cause le psychologisme n’est pas mettre en cause l’intérêt de la psychologie scolaire ? C’est évidemment la totalité du sujet humain qui est engagée dans les activités d’apprentissage, et il arrive que ce qui se joue sur le registre du psycho-affectif fasse effet de blocage des capacités d’attention et d’intellection de l’élève, à partir de situations familiales particulièrement traumatisantes, voire d’interactions mal nouées entre les maîtres et les élèves. Il est clair qu’il existe à l’école des enfants en difficulté, que les maîtres peuvent souvent difficilement aider, faute de temps et de compétences. Mais le problème que je pose ici n’est pas celui-là : c’est celui des élèves en difficulté, dont le nombre excède considérablement celui des enfants en difficulté . Et ce que je mets en cause, c’est précisément l’identification des élèves en difficulté à des enfants en difficulté. Car d’imputer trop hâtivement la difficulté d’apprentissage à des troubles psychiques détourne le maître de l’attention qu’il devrait porter à sa dimension proprement intellectuelle, et l’empêche ainsi d’apporter la solution qu’elle appelle.


En première illustration des mécomptes induits par le psychologisme j’évoquerai le recours incessant à la « motivation » des élèves, cette notion fourre-tout utilisée pour identifier des situations et des comportements très variés, et qui masque la réalité tant des processus psychiques que des processus intellectuels qui y sont à l’œuvre. Ainsi de ces élèves de collège dont l’apparent manque d’appétence pour les savoirs scolaires est considéré comme le ressort de comportements de retrait, de fuite, ou de rejet ostensible et peu civil de l’institution et de ses protagonistes. Les enquêtes menées par mon laboratoire auprès des intéressés montrent qu’il s’agit systématiquement d’élèves qui se trouvent en échec dans les apprentissages scolaires depuis le CP. Leur « démotivation » a une histoire : eux aussi sont entrés à la grande école désireux de devenir grands, et pour cela d’apprendre à lire-écrire-compter. Et c’est l’impossibilité où ils se sont trouvés d’y réussir qui les a découragés : qu’ils manifestent huit, neuf ou dix ans après quelque agacement et fassent savoir que les raisins sont trop verts ne saurait vraiment surprendre. On voit bien ici aussi que si la « motivation » est le dernier mot de l’affaire, la solution est effectivement à chercher du côté des pratiques de « remotivation », voire de « relaxation » (ça paraît très tendance), ou du côté d’un renforcement de l’instruction civique et de l’inculcation du « respect », etc. Par contre si la perte de motivation procède elle-même d’un ratage des apprentissages élémentaires, la seule question qui se pose est d’améliorer la réussite de ces derniers. Mais sans doute est-il plus facile de faire faire du yoga ou d’imposer un cours d’instruction civique que de remettre en cause la façon dont on apprend à lire…


L’obsession de la « motivation » des élèves et son instauration en ressort essentiel des apprentissages se trouve plus largement, et bien au-delà du cas des adolescents en voie de déscolarisation, au principe des conceptions pédagogiques aujourd’hui dominantes, pour lesquelles il s’agit à l’école élémentaire, selon le précis de réflexions pédagogiques récemment publié par un instituteur, « d’encourager sur n’importe quoi pour donner confiance » à l’élève. C’est une tout autre posture éducative que celle qui considère que : 
1/ sauf une petite minorité tous les enfants arrivent à l’école élémentaire avec grande envie d’apprendre 2/ la difficulté intellectuelle est incontournable 3/ l’affrontement à la difficulté intellectuelle, bien conduit, peut quasiment toujours réussir (s’agissant en tout cas de l’acquisition des bases de la culture écrite, le lire-écrire-compter) 4/ l’effort intellectuel requis et son aboutissement sont la plus grande source possible de plaisir à l’école 5/ son échec est source d’un découragement rapide et durable 6/ la meilleure contribution que l’institution scolaire puisse apporter au bien-être psychique des élèves consiste par conséquent à assurer une conduite efficace des apprentissages cognitifs. A l’appui de cette seconde posture, de grandes enquêtes menées aux Etats-Unis indiquent que les pédagogies « explicites », qui sont les plus efficaces pour ce qui est des apprentissages cognitifs, le sont aussi au plan psychologique : ce sont elles, et non les pédagogies de « l’épanouissement » ou de la « motivation », qui renforcent le mieux la confiance en soi des élèves et la satisfaction éprouvée dans l’activité scolaire .


Un autre exemple de psychologisation de la difficulté intellectuelle que nous observons de façon récurrente dans la pratique des maîtres à l’école élémentaire est le suivant. Quand un enfant se trompe, donne une réponse inexacte, répond à côté, etc., la réaction première du maître est guidée par son souci de protéger la psyché de l’intéressé, de ne pas le décourager, a fortiori de ne pas le culpabiliser : « non, ce n’est pas tout à fait ça, mais ce n’est pas grave, tout le monde peut se tromper, moi le premier ça m’est encore arrivé tel jour, etc. ». A la suite de quoi le maître donne la bonne réponse : « voilà, c’est cela qu’il fallait répondre », et dans le meilleur des cas le maître reprend alors l’explication qu’il avait déjà proposée et qui n’avait apparemment pas été comprise. Il ne s’agit évidemment pas ici de reprocher au maître son humanité. Le problème posé par cette attitude pédagogique, c’est qu’en rabattant la situation (l’erreur commise par l’élève) sur sa dimension psychologique, et en se contentant de rectifier la réponse erronée, le maître n’interroge pas ce qui bloque la réflexion de l’élève et ne se donne dès lors pas les moyens de dépasser l’obstacle cognitif. Rien en effet ne sert de mettre la vérité à la place de l’erreur : encore faut-il donner à l’élève les moyens de se l’approprier, ce à quoi la répétition d’une explication qui ne s’est pas avérée efficace une première fois a peu de chances d’aboutir. La réexplication ne sera efficace que si le maître a lui-même compris le processus mental à la source de l’erreur de l’élève, et en tient compte : mais on est là sur un tout autre registre que celui de la psychologisation de la difficulté intellectuelle.

Intervention au Congrès des psychologues scolaires, Lille, 2005, cf. Le Journal des psychologues, n° 236, 2006.

Mis en ligne sur le site Démocratisation scolaire.

1 octobre 2015

« En France, l’école laisse s’accroître les inégalités », Marie Duru­Bellat

« En France, l’école laisse s’accroître les inégalités »
LE MONDE CULTURE ET IDEES | 01.10.2015 à 14h51 • Mis à jour le 01.10.2015 à 17h05 | Propos recueillis par
Séverin Graveleau

Marie Duru­Bellat est sociologue, professeure émérite à Sciences Po Paris et chercheuse à
l’Observatoire sociologique du changement. Spécialiste des inégalités dans le système scolaire, son ouvrage L’Inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie (Seuil) avait fait grand bruit en 2006. Avec le sociologue François Dubet, elle a signé en cette rentrée 2015 10 propositions pour changer d’école (Seuil). L’une de ces propositions vise à «bâtir une école plus juste».