1 octobre 2015

« En France, l’école laisse s’accroître les inégalités », Marie Duru­Bellat

« En France, l’école laisse s’accroître les inégalités »
LE MONDE CULTURE ET IDEES | 01.10.2015 à 14h51 • Mis à jour le 01.10.2015 à 17h05 | Propos recueillis par
Séverin Graveleau

Marie Duru­Bellat est sociologue, professeure émérite à Sciences Po Paris et chercheuse à
l’Observatoire sociologique du changement. Spécialiste des inégalités dans le système scolaire, son ouvrage L’Inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie (Seuil) avait fait grand bruit en 2006. Avec le sociologue François Dubet, elle a signé en cette rentrée 2015 10 propositions pour changer d’école (Seuil). L’une de ces propositions vise à «bâtir une école plus juste».


En 2015, l’égalité des chances dans les écoles de la République est­-elle enfin un horizon
atteignable ?


On en est loin. On observe même un accroissement des inégalités sociales en matière de
performance entre les élèves: les plus faibles scolairement, qui sont aussi les plus désavantagés socialement, ont des résultats en baisse. En France, la position sociale des parents joue plus fortement qu’ailleurs sur l’avenir scolaire des enfants. Ce n’est pas juste, car les élèves ne choisissent ni la famille dans laquelle ils naissent ni leur école. Dès l’entrée en CP, ces inégalités sont visibles, quand on mesure le vocabulaire ou la latéralisation – «gauche/droite» – par exemple. Les résultats dépendent de l’environnement dans lequel le jeune a grandi.

L’école peut ­elle vraiment contrecarrer ces inégalités sociales déjà existantes ?

Dans le cadre d’une méritocratie affichée, où tout un chacun est censé pouvoir prétendre à la réussite scolaire, l’école pourrait remettre les compteurs à zéro, en tuant ces inégalités à la racine. Il n’en est rien: elle n’arrive pas à les corriger. Pire, elle les laisse s’accroître petit à petit, et en « rajoute» même: les comparaisons internationales montrent qu’en France l’ampleur des inégalités scolaires vient inexorablement amplifier celle des inégalités sociales. Pourquoi? Parce qu’apprendre est cumulatif, c’est un processus de boule de neige. Quand les inégalités et les manques s’accumulent au primaire, ils s’accentuent au collège.A ce moment de leur parcours, les élèves sont dirigés vers des établissements qui leur offrent des chances d’apprendre très inégales, alors que, parallèlement, les exigences scolaires sont plus fortes. Agir d’abord sur le primaire est donc une question de bon sens. Dès qu’on mesure des inégalités, dès qu’il y a une difficulté, il faut s’y attaquer. Car il sera plus compliqué d’apprendre à lire à un élève de 15 ans…

Est-ce l’organisation générale de l’école, ses enseignants ou ses enseignements qui sont en
cause ?

La grande diversité des établissements, surtout à partir du collège, est en partie responsable. Des analyses de la Cour des comptes montrent que les établissements populaires sont défavorisés en termes de ressources publiques. Les professeurs y sont plus jeunes et coûtent donc moins cher au pays. Ils sont nommés dans ces établissements, alors qu’ils sont en moyenne, et c’est normal en début de carrière, moins performants, et parfois plus souvent absents vu leurs conditions de travail difficiles… Dans ces collèges, les enseignants peinent souvent à «couvrir» les programmes. En fin de compte, le service proposé aux élèves est de moins bonne qualité qu’ailleurs.
Il faut aussi regarder du côté de la formation des enseignants, qui sont peu préparés à la
pédagogie et à l’hétérogénéité de leurs élèves, ce qui pénalise avant tout les enfants les plus faibles. Mais cette question est très polémique en France, pays où domine un certain mépris pour la pédagogie et où l’on estime souvent que la maîtrise d’une discipline suffit à bien enseigner.

La gauche au pouvoir a justement rétabli, depuis 2012, la formation initiale des enseignants,supprimée par la majorité précédente. Quel est le bilan de cette décision ?

Il est encore un peu tôt pour le dire. Les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) – ex­IUFM – se mettent progressivement en place. Cela va aboutir à un renforcement bienvenu de la formation professionnelle des enseignants. Mais durant la deuxième année de master seulement. Or, dans beaucoup d’autres pays, la formation pédagogique des professeurs s’étale sur plusieurs années. Il faut se demander s’il ne serait pas pertinent d’avancer le concours du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (Capes)pour allonger la formation des enseignants français. Un recrutement plus précoce aurait un second avantage non négligeable: plus on avance un concours dans la scolarité universitaire, plus il est ouvert à des profils d’origines diversifiées.

Par leur choix d’établissement ou de classe, les familles ne sont-­elles pas aussi responsables de ces inégalités, en allant à l’encontre de la mixité scolaire?

L’intérêt de la mixité dans les classes n’est plus à démontrer. Lorsqu’on mélange les élèves de niveaux différents et que les plus forts interagissent avec des plus faibles, ils deviennent encore plus forts. L’hétérogénéité, si elle est bien maîtrisée par les enseignants, est un facteur de progression pour les plus faibles, mais aussi pour les plus forts. On ne peut pas jeter la pierre aux familles qui, par leurs stratégies scolaires, font preuve de ce que j’appelle une «partialité légitime» visant à assurer l’avenir de leur enfant. Les parents sont eux-mêmes dotés de ressources inégales, et ils réagissent comme des acteurs rationnels dont les choix visent à favoriser leur enfant par tous les moyens. Quand ils demandent, par exemple, que celui­-ci intègre une section bilangue, c’est une façon de s’assurer qu’il sera dans une classe de bon niveau académique, qui progressera plus ou plus vite qu’une autre. Sauf qu’en mettant plus de moyens dans certaines classes – comme les bilangues –, l’Education nationale en met moins dans d’autres.

La récente réforme du collège acte la suppression des classes bilangues. C’est donc une
bonne chose, selon vous?

La question de savoir s’il est légitime de mettre plus de ressources dans certains dispositifs doit être posée. Si ceux-­là sont efficaces, qu’on les généralise! Si on pense que c’est bon pour les élèves, il faut le faire pour tout le monde! Si cela n’est pas possible… alors il faut retenir une position médiane – deux langues pour tous, mais à partir de la 5e –, ce qui ne paraît pas  scandaleux Je rappelle que la logique du collège unique était de construire des classes hétérogènes, afin que tout le monde atteigne des objectifs identiques. Mais, depuis, tout a été fait pour reconstituer des classes homogènes et des quasi­filières. L’exemple récent de la Pologne est révélateur: en supprimant le système de filières qui existait depuis des décennies, ce pays a vu s’égaliser, en quelques années, le niveau de ses élèves. Les filières entretiennent les inégalités scolaires.

Le rôle de l’école n’est-­il pas aussi de former une élite?

L’institution scolaire a en effet une double fonction. D’abord, elle doit former une classe d’âge de manière homogène, dans le cadre d’une scolarité obligatoire financée par l’argent public. Mais cette école obligatoire doit aussi préparer à des emplois inégaux… Tous les pays riches qui ont un système scolaire assez long sont confrontés à cette difficulté. Le fait de déterminer à quel niveau la «sélection» doit commencer est un choix politique crucial. Le problème est qu’en France cette sélection se profile de plus en plus tôt, par une séparation précoce des bons et des moins bons. Ce tri détermine en partie l’organisation du système (le supérieur détermine le lycée, le lycée détermine le collège, et ainsi de suite). Tout se passe comme si l’école était avant tout destinée à «produire» des élites.

Plutôt que d’«égalité des chances», vous invitez à viser l’«égalité des résultats». C’est ­à­
dire?

L’égalité des chances consiste à dire: «On met sur la même ligne de départ tous les élèves, et que le meilleur gagne!» Comme ils sont inégaux au départ, ça ne peut pas fonctionner. C’est ainsi que l’école devient une machine à trier les élèves, certes de manière formellement équitable, formellement méritocratique, mais en s’intéressant finalement plus au classement qu’aux résultats. Regardons plutôt s’ils ont appris les mêmes choses au sortir du collège: là sera la véritable égalité. Au lieu de focaliser notre attention sur le niveau des programmes scolaires, centrons ­nous sur celui des élèves, et sur ce que tous doivent savoir. L’école a parfois des ambitions démesurées, tout en se désintéressant de ce que savent les élèves. Nous sommes fiers de nos programmes, mais ce que savent les plus faibles intéresse peu. L’école républicaine pourrait être moins ambitieuse sur le papier, dans les textes, et plus exigeante quant à la seule réalité qui vaille, ce qu’y apprennent les élèves!

À LIRE
« 10 propositions pour changer l’école », de François Dubet et Marie Duru­Bellat
(Seuil, 160 p., 14,50 €).
« L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie », de Marie Duru­Bellat
(Seuil, « La République des idées », 2006)